L'estuaire de la Loire

Histoires, dans l'Estuaire



Quand l'estuaire n'est qu'un décor
La tragédie du Lancastria Les marins abandonnés de l'Oscar-Jupiter

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La Bretonne maudissant la Loire, square Maurice Schwob, à Nantes La Loire est tristement célèbre pour les pièges mortels qu'elle tend à ceux qui s'aventurent dans son lit. Courants violents et versatiles, tourbillons et sables mouvants provoquent encore, faut-il le rappeler, bien des accidents.
Mais l'estuaire sert aussi malheureusement de théātre aux folies meurtrières des hommes, et pas plus la Loire que l'Océan ne peuvent être tenus pour responsables des drames relatés sur cette page.
Nous n'avons pas voulu y recenser exhaustivement toutes les horreurs humaines qui s'y déroulèrent, mais simplement remettre en mémoire les faits les moins connus.

Haut de page La tragédie du Lancastria

Le contexte

Guernica, Pablo Picasso, 1937 Juin 1940 : la "BlitzKrieg". Les nazis ont balayé en six semaines les armées belges, hollandaises, françaises puis britanniques et ont envahi la France, poussant leur avancée jusqu'à la mer. Les troupes françaises et britanniques doivent être évacuées à Dunkerque (du 28 Mai au 3 Juin), et à Saint-Nazaire où attendent, ce 16 Juin 1940, quatre-vingt dix navires.

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Le Lancastria

Le Lancastria en temps de paix Il est mouillé parmi les autres au large de la pointe Saint-Gildas. Ex-paquebot de croisière de luxe affrété par la Cunard, la Royal Navy l'a transformé pour l'occasion en transporteur de troupes. Il mesure 169 mètres de long, jauge 16 245 tonneaux et peut accueillir 3000 hommes. Sous les ordres du commandant Sharp, il appareille de Plymouth le 14 Juin pour rallier Saint-Nazaire.

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L'embarquement

Le 17 Juin, à partir de 06H00, les réfugiés comptant femmes et enfants, exténués par des heures de marche, sont embarqués sur les navires depuis le port de Saint-Nazaire. Des remorqueurs et des torpilleurs anglais assurent le transbordement.
Au moins 6 000 personnes montent ainsi à bord du Lancastria. A partir de ce nombre, l'officier chargé de compter arrête sa tāche et on évalue à 9 000 le nombre de réfugiés qui prirent place.
Les repas sont servis, la mer est calme.

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L'attaque

Dernière vue du Lancastria, depuis le Highlander, photo de Franck Clements Il est 15H45 quand six ou huit avions allemands attaquent le navire, le touchant avec quatre bombes dont l'une, perforant le pont, atteint la cale N° 2 tuant d'un seul coup 800 personnes de la Royal Air Force. Une autre tombe droit dans la cheminée et explose directement dans la salle des machines.
Le mazout contenu dans les soutes se répand à la surface de la mer sur une épaisseur de 20 centimètres. Cinq minutes plus tard, le Lancastria s'incline sur Tribord. Les passagers sautent alors du navire et suffoquent dans "un magma de sang, de mazout et de bois éclaté". L'aviation allemande continue le massacre en mitraillant le navire et ses occupants cramponnés aux superstructures et en larguant des bombes incendiaires pour tenter, sans toutefois y parvenir, d'enflammer le mazout qui surnage.
A 16H10, le navire coule.

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L'horreur

Les nombreux bātiments présents sur la zone mettent à la mer de petites embarcations pour repêcher les naufragés englués dans le fuel. Mais faute de place, les sauveteurs sont forcés à un tri macabre : les survivants les plus mal en point sont rejetés à la mer pour laisser de la place à ceux qui semblent avoir une chance de s'en sortir.
Les rescapés sont couverts de plaies et de brûlures, et intoxiqués par le mazout qu'ils ont avalés. 2 500 furent secourus et survécurent. Entre 4 000 et 7 000 personnes périrent dans le naufrage le plus meurtrier de l'histoire.
Pendant plusieurs mois, les cadavres viendront s'échouer sur les plages entre Piriac et Les Sables d'Olonne. Ils seront inhumés dans les cimetières de la côte.

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Le black-out


"Devant ce lieu repose l'épave
Du transporteur de troupe Lancastria
Coulé par l'ennemi le 17 Juin 1940
Alors qu'il procédait à l'embarquement des troupes
Britanniques et civiles lors de leur évacuation
A la gloire de Dieu
A la mémoire de plus de 4 000 personnes
Qui ont trouvé la mort, et
En commémoration du dévouement désintéressé
De la population de Saint-Nazaire
Et des communes avoisinantes
Qui a sauvé de nombreuses vie, assisté les blessés
Et organisé les funérailles chrétiennes des victimes
Nous n'avons pas oublié ! "

Association H.M.T. Lancastria, 17 Juin 1988

En Angleterre, le premier ministre Winston Churchill a réussi à rassembler derrière lui toute la population dans un grand élan patriotique. Pour ne pas atteindre le moral de son pays, il décide d'interdire toute publication sur le sujet, ce qui explique que l'histoire du Lancastria ait été si peu connue.
La région de l'estuaire enfin fut sommes toutes peu touchée, malgré le dévouement des habitants de Saint-Nazaire qui s'illustrèrent dans le sauvetage ainsi que dans l'aide qu'ils procurèrent aux rescapés. Mais les morts venaient d'ailleurs, et la tragédie du Lancastria sombra dans l'oubli par 47,09° de latitude Nord, et 2,20° de longitude Ouest.

Haut de page Les marins abandonnés de l'Oscar-Jupiter

L'histoire

L'Oscar-Jupiter au port de Cheviré en Septembre 1988 En Janvier 1998, le cargo roumain Oscar-Jupiter de la Romline est immobilisé dans le port de Nantes-Cheviré pour répondre des multiples dettes de son armateur. A son bord, les 23 marins ainsi privés de travail ne touchent plus aucun salaire, ils ne doivent leur subsistance qu'à l'aide des associations caritatives et des collectivités locales. Six mois plus tard, leur employeur leur promet de les rapatrier et de leur verser une partie seulement de leurs salaires. Dix-huit marins se résignent et repartent en Roumanie. Seuls restent à bord le capitaine et 5 marins qui se battent pour toucher l'intégralité de leur dû. L'affaire est portée devant les juridictions françaises mais rien ne bouge pendant plus d'un an encore. En Avril 1999, les 5 marins abandonnés apprennent que les salaires promis à leurs camarades rapatriés n'ont pas été versés. Ils entament alors une grève de la faim qui durera plus de douze jours. Il faut attendre Septembre 1999 pour que la cour d'appel de Rennes condamne la Romline à payer son équipage qui rentre enfin en Roumanie.

Quant au navire, il se détériore de plus en plus et il encombre les quais du terminal à bois de Cheviré. En septembre 2000, il est mis en vente aux enchères, après avoir été racheté entre temps par un armateur panaméen à la Romline. Vendu à une société de l'île de Man, il est rebaptisé R-Jupiter et passe sous pavillon du Belize, puis sous pavillon bolivien tous deux connus comme pavillons de complaisance notoires. Le bateau doit prendre la mer pour rejoindre un chantier de démolition. L'association écologiste Robin des Bois s'inquiète de l'état du navire qui n'a pas navigué depuis près de 3 ans et se trouve manifestement hors d'état d'appareiller. Une vingtaine d'ouvriers roumains viennent retaper le navire et remettre en marche les machines. Le bateau est ensuite emmené en cale sèche à Saint-Nazaire où il reçoit ses certificats de navigations de la société panaméenne Isthmus Bureau of Shipping. Inspecté par les services de sécurité des Affaires Maritimes, il est déclaré apte à n'effectuer qu'un seul voyage par ses propres moyens, avec un équipage de 20 personnes et sans cargaison.

Vendredi 2 Décembre, à la nuit tombée et sous protection policière interdisant l'accès des quais aux journalistes, le R-Jupiter appareillait en direction du Pakistan.
Et vogue la galère ...

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Chronologie des événements

Janvier 1998 Le cargo roumain Oscar Jupiter, de la compagnie d'état Romline, livre une cargaison de sucre avarié à la raffinerie Béghin-Say de Nantes. Les assurances de Béghin-Say ainsi que d'autres sociétés (notamment pétrolières) demandent à la Romline remboursement des créances. La Romline qui doit au total 1,6 millions de francs, refuse de payer. Le tribunal ordonne la saisie du navire.
13.01.1998 L'Oscar Jupiter est immobilisé à Nantes, amarré au port de Cheviré avec 23 marins à bord.
A partir de cette date, les salaires ne sont plus versés aux marins.
29.04.1998 Le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD ) organise une réunion sur le problème des marins abandonnés. Ce colloque donne naissance à la Fédération des Associations d'Accueil de Marins (FAAM).
Les marins de l'Oscar Jupiter sont aidés par des associations caritatives et les collectivités locales.
Fin Juin 1998 Les marins de l'Oscar Jupiter, appuyés par l'International Transport workers Federation (ITF) et la CGT, engagent pour leurs salaires une procédure de recouvrement de 700 000 FF impliquant la vente du navire si besoins.
Eté 1998 18 marins sont rapatriés en Roumanie. Pour ce faire, ils ont dû renoncer à une partie de leurs salaires. Seuls le capitaine et 4 marins restent à bord.
1999 Le tribunal de Nantes se déclare incompétent pour juger les litiges entre les marins roumains et la Romline. L'affaire sera prise en charge par la cour d'appel de Rennes.
Février 1999 Le réseau d'accueil de la Fédération des Associations d'Accueil de Marins s'étend à presque tous les ports français.
Avril 1999 2 marins de l'Oscar Jupiter font une grève de la faim qui durera plus de 12 jours pour réclamer leurs salaires et protester en faveur de leurs collègues rentrés en Roumanie qui n'ont pas touché ce que la Romline leur avait promis.
28 - 30.04.1999 Nouveau colloque à Rezé "Navires bloqués, marins abandonnés" réunissant entre autres le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement, "Mission de la Mer" et le Centre de Droit Maritime de l'Université de Nantes.
10.06.1999 Le gouvernement roumain s'engage auprès de la ville de Nantes à débloquer les fonds nécessaires au rapatriement et au paiement des salaires des marins de l'Oscar Jupiter avant la fin du mois.
10.09.1999 La cour d'appel de Rennes condamne la Romline qui devra payer ses marins.
L'équipage en entier rentre en Roumanie.
2 autres marins roumains viennent assurer le gardiennage du navire.
Automne 1999 Le navire est vendu à une société panaméenne.
08.09.2000 L'Oscar Jupiter est mis en vente aux enchères.
Les deux marins du gardiennage se plaignent de ne pas avoir touché entièrement leurs salaires.
Le port de Nantes réclame 500 000 FF de frais d'amarrage à la Romline.
14.09.2000 L'Oscar Jupiter est vendu 1.4 MF à IGEN Sea Transport Ltd., une compagnie de l'île de Man pour être démoli.
Début Novembre
2000
Le navire, rebaptisé R-Jupiter passe sous pavillon de Belize (pavillon de complaisance).
17.11.2000 R-Jupiter passe sous pavillon bolivien (nouveau pavillon de complaisance), moins "strict" que Belize.
Courant Novembre
2000
Une vingtaine d'ouvriers roumains viennent travailler sur le navire à Cheviré pour le remettre en état de prendre la mer.
Du 20 au 24
Novembre 2000
Le R-Jupiter quitte Cheviré pour Saint-Nazaire où il est mis en cale sèche.
27 et
30.11.2000
Le R-Jupiter est inspecté par les services de sécurité des Affaires Maritimes : R-Jupiter est en état de faire un seul voyage par ses propres moyens, sans cargaison, avec un équipage de 20 personnes.
01.12.2000 20h15, le R-Jupiter quitte le port de Saint-Nazaire. Les policiers empêchent les journalistes d'accéder au quai et d'assister à l'appareillage du cargo.
Destination de R-Jupiter : le Pakistan où il devrait être démoli. Mais les écologistes en doutent : d'après l'association Robin des Bois, le navire fera certainement encore du service avec les risques habituels que font courir les navires "sous-normes" à leur équipage et à l'environnement.

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Pourquoi un navire est-il immobilisé ?

Couverture du roman de Jean-Claude IZZO : <<Les marins perdus>> Les pays membres du Mémorandum de Paris ont le droit d'immobiliser les navires qui ne répondent pas aux normes de navigation. La France a étendu ce droit aux problèmes financiers. Un navire peut être saisi en caution si sa compagnie ne peut pas rembourser ses dettes. Un avocat mandaté par les créanciers ordonne alors l'immobilisation du navire.
Deux cas se produisent : soit créanciers et armateurs trouvent un compromis, soit le navire est mis en vente pour couvrir les dettes et les frais. Ce dernier cas s'avère catastrophique pour les marins car les procédures sont longues (jusqu'à cinq ans) et leur employeur refuse souvent de les payer, puisqu'ils ne travaillent pas. Ceux qui sont d'origine lointaine se retrouvent bloqués dans un port, démunis de tout, sans contact avec leur employeur, aidés seulement par les associations humanitaires et les collectivités locales. Quand le navire trouve acquéreur, il peut encore tomber sous le coup d'une interdiction d'appareillage, pour des raisons techniques cette fois, s'il est resté trop longtemps sans entretien.
En France, l'Oscar Jupiter n'est pas le seul navire à avoir été immobilisé de la sorte : le Baltiskiy-22 à Tréguier, le Kifangondo, le Aqua-Sierra et le David-Agmashenebeli au Havre, le City-Of-London à Marseille, l'Obo-Basak à Dunkerque, tous ont connu à peu près le même sort. Quelle est l'ampleur de ce phénomène dans le monde ? En 1977, le syndicat international de marins ITF (International Transport workers Federation) estimait à 750 le nombre de marins abandonnés. En 1999, le syndicat CGT relevait ce nombre à 1 millier de personnes.

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Les pavillons de complaisance

Le droit maritime international veut que tout navire ait une nationalité matérialisée par le pavillon du pays auprès duquel il est immatriculé.
Pour pouvoir être immatriculé, le navire doit respecter des conditions édictées par le pays accordant son pavillon. Ces exigences d'immatriculation couvrent normalement tous les aspects de l'exploitation du navire, c'est à dire son acquisition, son entretien, son état de navigabilité et de sécurité ainsi que l'organisation du travail à son bord (nombre et qualification du personnel navigant, conditions de travail).
Seulement certains états n'ont pas la capacité ou la volonté de contrôler que ces exigences sont bien respectées par leurs navires : on parle alors de pavillons de complaisance (ou en Anglais Flags Of Convenience - FOC).
Associées bien souvent à des régimes fiscaux intéressants, les faibles exigences de ses états incitent les armateurs à y faire immatriculer leurs navires dans un soucis évident de meilleure rentabilité au détriment de la sécurité des navires, de l'environnement et surtout de leurs équipages.
Plus de profit pour les armateurs, mais au prix de quels inconvénients pour les marins :
  • salaires dérisoires,
  • conditions de sécurités élémentaires non remplies,
  • pas de formation,
  • équipages cosmopolites qui ne se comprennent pas,
  • navires mal entretenus,
  • peu ou pas de permissions à terre,
  • temps de travail trop importants,
  • mauvaises conditions à bord,
  • pas de défense syndicale,
  • abandons dans les ports en cas de problème,
  • soins médicaux déficients.
En 1999, l'ITF recensait les 27 pavillons de complaisance suivants,
liste à laquelle il faudrait ajouter la Bolivie apparue depuis moins d'un an :

Antigua-et-Barbuda
Antilles néerlandaises
Aruba (Pays-Bas)
Bahamas
Barbade
Belize
Bermudes (Royaume-Uni)
Birmanie
Cambodge
Chypre
Gibraltar (Royaume-Uni)
Honduras
Iles Canaries (Espagne)
Iles Caļmans (Royaume-Uni)
Iles Cook (Nouvelle-Zélande)
Iles Marshall (Etats-Unis)
Liban
Liberia
Luxembourg
Malte
Maurice
Panama
Registre maritime international allemand (GIS)
Saint-Vincent
Sri Lanka
Tuvalu
Vanuatu

Après trois ans passés à Nantes où sa silhouette rouillée était devenue familière, Oscar Jupiter et ses vingt marins affrontent l'Océan, avec ses papiers bien en règle, tout comme avant lui Amoco-Cadiz, Erika et Ievoli-Sun.

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Les paquebots

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Dernière mise à jour de cette page : 03/12/2000